Une chanson de Georges Moustaki

 

 

 

 

 

 


« Aphorismes » : musique de Georges Moustaki, paroles de Sri Aurobindo.

Quand nous avons dépassé les savoirs
Alors nous avons la connaissance
La raison fût une aide
La raison est l’entrave

Quand nous avons dépassé les velléités
Alors nous avons le pouvoir
L’effort fût une aide
L’effort est l’entrave

Quand nous avons dépassé les jouissances
Alors nous avons la béatitude
Le désir fût une aide
Le désir est l’entrave

Quand nous avons dépassé l’individualisation
Alors nous sommes des personnes réelles
Le moi fût une aide
Le moi est l’entrave

Quand nous dépasserons l’humanité
Alors nous serons l’homme
L’animal fût une aide
L’animal est l’entrave

Le réseau de l’esprit intégral ou intégratif

J’aime bien aller rendre visite à ce blog ami ; il  appartient au même courant de pensée que le mien –  il s’agit du courant « intégral »- pour moi intégratif -, dont Ken Wilber a été l’initiateur et que l’on retrouve aussi dans les rencontres organisées à Paris par l’Université Intégrale.
Le Journal Intégral d’Olivier Breteau est un blog plein de pépites d’or, comme celle-ci, que je suis heureux de reproduire ici. Je trouve intéressant qu’il y ait ainsi des échanges de blog à blog, afin de rompre avec une forme d’ individualisme de cette pratique virtuelle et donner corps à l’idée d’un réseau élaborant ensemble cette vision nouvelle de la réalité (la vision intégrale ou intégrative)  dans l’échange, le don, le partage, les discussions.

La chanson

Cette chanson de Georges Moustaki – que vous pouvez écouter par ce lien sur un site de musique – est en fait la transposition musicale d’une partie du poème « Le but » , du célèbre maître indien Sri Aurobindo, dont je parle sur mon site, comme un philosophe et un sage participant de la nouvelle vision évolutive et intégrative, appliquée en particulier à la spiritualité.
Cette chanson m’a interpelé d’autant plus, que j’aime bien Sri Aurobindo comme penseur –  j’ai lu et apprécié  « La vie divine » et « La pratique du yoga intégral » -, mais je n’aime pas trop sa poésie et par voie de conséquence cette chanson de Moustaki.  Je reconnais certes que le contenu du texte est intéressant et peut servir d’illustration ou de synthèse de la pensée évolutive du maître, ainsi que le montre Serge Durand dans son blog – texte reproduit dans le Journal Intégral à la suite de la chanson – , mais je n’aime pas ce poème se voulant appartenir au genre poétique.  Pour quelles raisons ce rejet ? Pourquoi ai-je  buté, de la même manière, à la lecture des poèmes de Sri Aurobindo, rassemblés dans un gros volume, que j’ai acheté avec beaucoup de déférence et de curiosité, il y a quelques années, à l’ashram du maître, à Pondichery ?

Controverse

En fait, pour moi, ce poème n’est pas vraiment de la poésie. Il y a comme une confusion des genres. Il fonctionne bien au niveau de la pensée conceptuelle et philosophique, mais au niveau de la poésie, il peut paraître ennuyeux, dans une sorte de didactisme au service d’un système de pensée, fut-il spirituel. En d’autres termes, il ne me transporte pas émotionnellement ou plutôt ne me touche pas dans ma perception esthétique du monde qui est différente de ma perception philosophique. Et c’est la même chose pour la chanson de Moustaki, même si la musique met un peu de baume dans les concepts. En fait, j’attends de la poésie, un choc d’images et de métaphores créatives qui me touchent et me propulsent à un autre niveau de conscience, par d’autres moyens qu’ intellectuels, rationnels, conceptuels, même si ceux-ci sont au service d’un renouveau de la spiritualité comme dans ce texte – ce qui me semble par ailleurs tout à fait nécessaire.
En effet,  ce n’est pas que je considère que la poésie ne doive pas se mettre au service d’une cause, au contraire j’aime que la poésie s’engage  pour s’indigner, pour dénoncer, pour défendre les opprimés, pour décrire toute la misère et les lumières de ce monde, pour prédire l’avenir, pour chanter l’amour, pour se relier au spirituel, au transpersonnel, au religieux, au sacré, etc. Je déteste l’art pour l’art mallarméen, la poésie enfermée dans les jeux des mots –  certains surréalistes portent une lourde responsabilité dans ces impasses, dont la poésie paie actuellement le prix fort par la désaffection dont elle fait l’objet.
Mais tout ce que la poésie choisit d’exprimer de la réalité, elle doit le faire dans un langage spécifique, qui n’appartient qu’à elle.  Il s’agit de l’expression esthétique du Beau, différente de l’expression rationnelle et conceptuelle du Vrai, – différence que l’on peut traduire aussi par la métaphore du Cerveau Droit dédié à la vibrante Intuition poétique, qui n’a rien à voir avec le Cerveau Gauche siège de la froide rationalité.

La poésie d’Arthur Rimbaud

C’est pour cela que finalement, je préfère la poésie d’Arthur Rimbaud, même si elle semble parfois confuse et tourmentée, prise dans les rets de l’implacable modernité, avec ces flashs de lumière qui vous transpercent,  comme par exemple ce poème tiré des « Illuminations », que j’adore relire tout fort, de temps à autre, et qui me met toujours, comme au premier jour, dans un certain état de ravissement intérieur, spirituel à sa manière.

Après le Déluge

Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,
Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée.
Oh! les pierres précieuses qui se cachaient, – les fleurs qui regardaient déjà.
Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l’on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.
Le sang coula chez Barbe-bleue, – aux abattoirs, – dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.
Les castors bâtirent. Les mazagrans fumèrent dans les estaminets.

Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuils regardèrent les merveilleuses images (…)
– Sourds, étang, – Ecume roule sur le pont et par dessus les bois ; – draps noirs et orgues, – éclairs et tonnerre, – montez et roulez ; – Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
Car depuis qu’ils se sont dissipés, – oh! les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes! – c’est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons.

Le mystère de la bonne poésie

C’est un poème sans commentaire possible. La bonne poésie ne supporte pas le commentaire, parce qu’il ne peut être qu’une réduction d’elle-même presque profanatoire. La vraie poésie est mystérieuse, on pourrait dire aussi tellement multidimensionnelle dans ce qu’elle exprime, qu’elle ouvre sur une multitude d’interprétations subjectives, propres à chaque lecteur et que ces interprétations peuvent changer suivant les moments où chacun la lit.
Pour ce poème, le mystère est entier : sommes-nous « après le déluge » ? ou à la veille d’un nouveau déluge souhaité ? Et qui est cette sorcière qui allume son pot de braise face à notre ignorance ? Est-elle au centre de la Terre pour préparer le nouveau Déluge ? Toutes les hypothèses sont possibles, mais sa présence en devient immense…

 

 

 


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12 réponses à “Une chanson de Georges Moustaki”

  1. Catherine B dit :

    C’est peut-être parce qu’elle dit trop cette chanson, elle est trop rectiligne, elle ne laisse pas assez voguer l’imagination, elle contient la respiration, elle ferme un peu au lieu d’ouvrir, même si ce qu’elle dit est juste pourtant.

    La poésie pour moi est un dire second, comme un pont, qui ouvre sur une berge que l’on a oublié et que l’on cherche à retrouver grâce à elle, grâce à ce dire second qui cherche en tâtonnant, en suggérant à entrer au coeur du coeur de la Vie. Comme si nous étions sur les berges de la survie et que grâce à elle la poésie, nous avions la possibilité d’entrevoir un petit bout de l’autre berge, celle de la Vie.

  2. « Comme si nous étions sur les berges de la survie et que grâce à elle la poésie, nous avions la possibilité d’entrevoir un petit bout de l’autre berge, celle de la Vie. » : que c’est beau Catherine ce commentaire ! C’est exactement ça. Plutôt que l’autre berge, j’ai envie de dire l’Autre Rive, c’est à dire là où se trouve : la Source, l’Origine, le Soi, l’Etre, la Matrice ou « Cela qui n’a pas de nom » et qui est la Vie contenant les dix mille mondes comme le disent les taoïstes. Le pari de la poésie ce serait de trouver des mots justes, des mots inspirés pour parler de cet « inommable ».
    C’est une entreprise difficile, il est nécessaire d’être en état de grâce pour celui qui écrit, mais aussi pour celui qui lit. Cette difficulté explique sans doute la rareté de la Poésie dans un monde embourbé dans la matière et ses comptes d’apothicaire…

  3. Salut Alain,

    Merci pour votre appréciation concernant le Journal Intégral. Sur le fond, je suis d’accord avec vous. Les paroles de Sri Aurobindo ne relève pas d’un art poétique mais d’une perspective synthétique et conceptuelle sur la dynamique évolutive qui anime l’être humain.

    Concernant la poésie, j’aime particulièrement René Char sur lequel j’ai écrit un billet intitulé Une Poétique Intégrale

    http://journal-integral.blogspot.com/2010/02/agir-en-primitif-et-prevoir-en-stratege.html

    On y trouve cette citation de Jean Onimus :  » L’aphorisme tel que le pratique Char nous ramène vers une forme très ancienne de poésie : celle de l’oracle. A l’opposé de la maxime, dont le but est de condenser une idée abstraite (et qui se présente comme un cristal de prose), l’oracle diffuse un flux sémantique très ouvert, dont les significations ne sauraient être exhaustivement étalées en discours. Il unit impérieusement les contraires, obligeant la pensée à sortir de ses ornières, à surmonter les obstacles que lui imposent le langage et la logique, afin d’appréhender une cohérence supérieure… La poésie contribue ainsi à ouvrir le langage sur une méditation qui le dépasse ». (in Le Monde. 02/88)

    Belle définition d’une poétique intégrale, non ? Poétiquement votre… Olivier

    • oui, moi aussi, j’aime bien René Char, en particulier parce qu’il était l’ami de Nicolas de Staël, que je place au dessus de tout, en ce qui concerne la peinture intégrative :
      http://www.psychotherapie-integrative.com/creation/nicolas-de-stael.htm

      Par rapport au beau texte de Jean Onimus, je retraduirai ainsi : « la prose verrouille la pensée sur elle- même, tandis que la poésie ouvre le ciel de la conscience, bien au delà des nuages gris conceptuels. En ce sens la poésie participe complétement de l’esprit intégratif ou intégral, car elle témoigne quelquefois de la fine fleur de la conscience humaine, capable de tout intégrer dans sa lumière. Alors les mots sont des pièges que l’on peut sauter avec grâce… en invitant les autres à faire de même. »

      Je rêve depuis quelques temps de créer une revue de poésie intégrale et intégrative sur le net : est-ce que tu es intéressé Olivier ? est-ce qu’il y a des gens qui lisent ce blog et qui sont intéressés ? Cet article et ses commentaires seraient comme un préambule…

  4. Une revue dédiée à la poésie intégrale et intégrative ? L’idée est bonne. Pourquoi ne pas imaginer un espace digital dédié à l’esthétique intégrale ou intégrative sous toutes ses formes : graphique, plastique, picturale, musicale, poétique, littéraire, architecturale ? L’art comme voie d’éveil à une sensibilité poétique qui ouvre les fameuses porte de la perception. L’art qui retrouve son sens véritable et originel qui est initiatique : celui d’une révélation/dévoilement.

    Dans un billet intitulé : « L’éducation intégrale : « La poésie sera la science du futur » », j’ai écrit ceci : « Développer l’intelligence sensible, c’est retrouver une sensibilité poétique qui n’est réductible ni à une simple expression esthétique, ni à un passe temps futile d’esprits désoeuvrés, auxquels l’identifient trop souvent une culture abstraite. Cette sensibilité poétique naît d’une implication vitale, affective et créatrice de la subjectivité dans son milieu d’évolution.

    La puissance de son efficacité cognitive relève d’une faculté visionnaire qui participe de l’intérieur à la dynamique créatrice de la subjectivité : celle qui lui permet de percevoir, au-delà du désordre apparent des phénomènes, leur sens profond, l’ordre symbolique dont ils sont la manifestation ainsi que leurs correspondances au sein d’une totalité organique en évolution.

    Dans L’ère des créateurs, Raoul Vaneigem écrit : « La poésie sera la science du futur ». Sous l’air d’un paradoxe, cette remarque est fondamentale. La sensibilité poétique perçoit les rapports sensibles entre le monde de l’intériorité et celui des formes dans lequel il se pro-jette. Elle révèle la continuité harmonique et symbolique entre la conscience du sujet et son objet d’attention. Le mot « poésie » vient du grec ποιεῖν (poiein) qui signifie créer, faire. L’inspiration du poète, archétype du créateur, dévoile les médiations formelles entre la vie subjective et son milieu d’évolution.

    La poésie remet le monde objectif à sa place véritable qui est un monde d’apparence, c’est-à-dire qui apparaît à la subjectivité d’une conscience vivante et sensible, elle-même reliée au réseau intersubjectif d’une communauté humaine… ».

    • C’est une bonne idée aussi, Olivier, « un espace digital dédié à l’esthétique intégrale ou intégrative sous toutes ses formes : graphique, plastique, picturale, musicale, poétique, littéraire, architecturale ». La mayonnaise va-t-elle prendre ?
      Pour continuer à élaborer un peu sur l’idée de poésie intégrative, voici un texte que j’ai écrit pour un récent recueil « Poésie du désastre et de la guérison » :

      « La poésie est un langage suffisamment fort et libre
      pour trouver une place originale de témoin de cette fin d’un monde,
      de même qu’elle a été pendant longtemps le langage privilégié
      de l’origine d’un monde,
      ainsi qu’en témoignent les superbes poèmes des Vedas, des Upanishads,
      du Mahabharata et de la Bhagava Gita, de la Genèse de l’Ancien Testament,
      de l’épopée de Gilgamesh, du Popol- Vuh des mayas,
      du Tao tö King de Lao Tseu et des soutras du Bouddha, etc.

      Mais pour cela, la poésie doit rompre avec son côté charmant et sentimental,
      qui berce les vieilles dames dans les salons huppés,
      elle doit rompre avec l’egocentrisme des âmes seules et désespérées entonnant les vieilles litanies rimbaldiennes,
      elle doit rompre avec les mondes imaginaires et irréels,
      quand le surréalisme pouvait encore se payer ce luxe.
      Forte de ces ruptures, la poésie se doit d’être le témoin
      sans concession et sans fioritures,
      de ce désastre s’avançant inexorablement,
      pour tout détruire d’un vieux monde trop humain
      qui s’embourbe lamentablement.
      En cela ses seuls modèles – si modèle il y a – sont rares ;
      nous pensons aux cris hallucinés et prémonitoires d’un Antonin Artaud
      à la fin de sa vie,
      ou « Les poèmes de la bombe atomique » du japonais Tôge Sankichi :
      « pas d’autre bruit que la présence d’une chaleur à fissurer le moindre tesson de tuile,
      rien d’autre ne se mouvant qu’une fumée qui monte en se dilatant
      dans le ciel d’aôut éblouissant ;
      il ne reste qu’un vide propre à brûler jusqu’au revers du cerveau
      et à tout faire disparaître… »

      Mais le rôle de la poésie n’est pas que d’être le témoin d’un désastre,
      la poésie peut être aussi une force de proposition
      et de préparation du prochain monde,
      selon la loi éternelle et universelle de « Mort et Renaissance ».
      La poésie a toute la force et la liberté d’inspiration
      pour participer aux grandes lignes de cette mutation nécessaire
      de l’être et de la conscience,
      que les esprits les plus audacieux, les plus profonds, préparent secrètement,
      au plus haut des montagnes, à la manière d’un Zarathoustra,
      ou au coeur des grandes villes, dans d’étroites chambres de bonne,
      à la manière d’un Maldoror,
      dans l’invisibilité des minorités agissantes,
      s’apprêtant à traverser spirituellement les bouleversements à venir.
      La poésie se doit d’être une force propositionnelle,
      afin de préparer la croissance spirituelle nécessaire,
      en réponse à la décroissance matérielle encore plus nécessaire.
      La poésie doit chanter avec justesse cette simplicité retrouvée
      cette joie d’être,
      cette plénitude du moment présent,
      en ouverture transcendante,
      en amour inconditionnel pour toutes les formes de la vie,
      en conscience globale du cosmos,
      en communion intime avec les forces régénérantes de la nature,
      en altruisme et solidarité avec tous les exclus,
      en verticalité avec les transparences du ciel,
      en accueil de la diversité et des différences,
      en méditation silencieuse sur le Vide essentiel,
      en célébration silencieuse de la création.

      Car il faudra bien un jour s’incarner autrement
      et prendre les rênes de manière éclairée de cette terre chérie,
      couverte des cicatrices d’une folie ancienne ;
      il faudra bien un jour rêver d’une espèce délicate, sensible, amoureuse,
      pleine de sagesse et de tendresse,
      – en un mot poétique –
      capable de guider le vaisseau terre
      loin de cette violence robotique
      qui nous étrangle
      et nous menace. »

  5. « Poésie du désastre et de la guérison » : un cri et un chant qui se marient dans le souffle inspiré d’un monde naissant. M’autorisez-vous à le publier dans le Journal Intégral dont il épouse la vision et l’évidence ?

  6. Serge Durand dit :

    Je pense qu’il y a erreur sur ces mots de Sri Aurobindo. Ce sont des aphorismes au sens d’un Nietzsche et non des poèmes. On les trouve à la base dans un recueil qui s’appelle Pensées et Aphorismes chez Buchet Chastel une édition réalisée par Mère aidée de Satprem. Il y a aussi une édition de Jean Herbert chez Albin Michel mais qui là aussi est clairement présentée comme non poétique.

    De ce point de vue Moustaky a donc fait un tour de force en chantant en français une oeuvre traduite dont même l’original n’a pas d’abord une ambition poétique.

    Quant aux poèmes de Sri Aurobindo, voici un extrait de Savitri, Livre III, Chant III, en Français traduit par Satprem:

    L’ivresse de la vie gardait sa flamme à jamais et son cri.
    Tout ce qui maintenant s’évanouit vivait là immortel
    Dans la fière beauté et la fine harmonie
    D’une Matière malléable à la lumière spirituelle.

    Le troisième vers est faible en français, c’est évident.

    Il me semble que la poésie métaphysique à la française qui a ses rythmes et son vocabulaire chez un Mallarmé, un Char ou un Bonnefoy (moins bon certes) ne peut pas avoir les mêmes en anglais. Or la traduction impose un registre de vocabulaire. D’ailleurs on notera que nous avons moins de poésie mystique de grande tenue qu’il n’en existe en anglais. Il y a bien quelques vers de Guyon et les poètes du grand Jeu dont Daumal. J’irais quant à moi dans le sens de Gide. Celui-ci le remarquait justement : l’anglais est une langue qui donne plus de liberté poétique que le français.

    Il y a donc un fort écart entre la poétique anglaise et la poétique française. Il suffit de lire des traductions de Wordsworth ou de Thomas Traherne par exemple pour comprendre la perte en français.

    Par exemple cet extrait de Traherne :

    « O Joy ! O wonder, and Delight !
    O Sacred Mysterie !
    My Soul is a Spirit infinit !
    An Image of the Deitie !
    A pure Substantial Light ! » (« My Spirit », Strophe 5)

    O joie, ô émerveillement et délice !
    O mystère sacré !
    Mon âme est un esprit infini !
    Une image de la divinité !
    Une pure clarté substantielle !

    Convenons qu’en français la poésie, couleurs sonores et rythmes, ne passent pas.

    Revenons à notre extrait de Sri Aurobindo. Ecoutons l’extrait en anglais, la VO donc :

    Life’s rapture kept for ever its flame and cry.
    All that now passes lived immortal there
    In the proud beauty and fine harmony
    Of matter plastic to spiritual light.
    Its ordered hours proclaimed the eternal Law;
    Vision reposed on a safety of deathless forms;
    Time was Eternity’s transparent robe.

    Cordialement,
    Serge Durand.

  7. Deux réflexions me sont venues à la lecture du message de Serge… On sait qu’en matière de poésie toute traduction relève de la trahison. Le poète travaille non pas sur des idées ou du sens abstrait mais sur la forme concrète des mots, leurs sonorités, leurs pouvoirs d’invocation et d’évocation qui résonnent et font écho dans la mémoire et la conscience collective d’un peuple. La spécificité de l’œuvre poétique réside dans ce rapport organique entre inspiration et langage, irréductible à toute traduction.

    Il me semble que la langue d’un peuple est le miroir de sa culture et de sa tradition. Le formalisme français, son goût pour l’abstraction, la géométrie et l’analyse, est bien souvent un obstacle à l’expression de cette force vitale et créatrice au cœur de la vision inspirée du poète. C’est pourquoi des poètes comme Rimbaud ou ceux du Grand Jeu ont cherché dans le « dérèglement de tous les sens » une voie pour se libérer de ce formalisme abstrait afin de retrouver en eux cette force « primitive » au cœur de la relation poétique entre la sensibilité et son milieu de vie.

    Du fait de leur histoire et de leur tradition, les anglo-saxons ont un autre rapport au monde, plus concret et plus empirique. Leur langue fait écho à cette mémoire et la force poétique du visionnaire y trouve sans doute une forme plus adaptée à son expression. (A développer…)

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      d’abord un grand merci à Serge pour cette belle réflexion sur la poésie. Bien sûr, il a raison, l’aphorisme n’est pas un genre poétique, mais plus plus proche de la pensée philosophique. En ce sens, c’est vrai, l’entreprise de Moustaki est vraiment courageuse : mettre en musique quelque chose qui n’est pas vraiment poétique.
      Par contre, au sujet de la comparaison entre la langue anglaise et la française, je ne vous suis pas, Olivier et Serge. Il me semble que toute langue est apte au langage poétique, au sens où, en ce qui concerne la poésie, ce n’est pas le langage qui est important, mais l’état de conscience induit par un certain rythme, une mélodie des mots, les silences, le blanc de la page, la manière de créer des associations de mots inédits, incroyables, etc, etc. en ce sens la langue française vaut n’importe quelle langue. C’est l’esprit français qui pourrait faire obstacle à la poésie – un esprit français cartésien, rationnel, rationisateur, etc… . Mais en même temps, cet esprit est tellement exécrable et insupportable, qu’il a provoqué la réaction, l’antidote : les poètes du romantisme, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, le surréalisme, car la poésie est aussi révolte, indignation : c’est pour cela qu’à mon sens, actuellement, elle a un bel avenir…

  8. Catherine B dit :

    La poésie c’est un dire qui s’essaie à dire un dire qui ne se dit pas encore. C’est un peu comme le meuh-meuh de la vache ou le wouah-wouah du chien chez le petit enfant, des « trucs » pour arriver à dire ce que l’on ne sait pas encore dire, des « trucs » qui élargissent, qui dilatent possiblement et qui pulsent aussi, et qui nous font nous sentir plus sensibles, plus vivants!

    Moi je sais que longtemps j’ai détesté la poésie, elle me semblait à côté, inopérante pour la vie de tous les jours, etc, etc jusqu’à ce que je comprenne que c’est elle et elle seule qui savait me parler de choses qui n’avaient pas de nom mais que je sentais, et depuis lors j’essaie d’en faire une compagne, de partager le pain avec elle sur la terre du vécu quotidien!

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      « c’est elle et elle seule qui savait me parler de choses qui n’avaient pas de nom mais que je sentais, » oui, c’est l’étrange paradoxe de la poésie : mettre des mots sur ce qui n’a pas de nom, et ces mots, on ne les cherche pas, ils viennent à vous, en courtcircuitant toute pensée et toute raison, de même qu’en les lisant, il y a des jours où ces mots vous parlent, et d’autres où ils ne vous parlent plus.
      La poésie, c’est le langage de l’être, il surgit à l’improviste, quand vous avez renoncé à tous les mots pour le désigner ou y réfléchir.
      En ce sens, la poésie est totalement irréductible à cette société de consommation, car elle est tout, sauf un objet sur lequel on peut compter. C’est un objet non identifié qui surgit au moment où on s’y attend le moins, quand on n’attend plus rien, dans le silence de l’être, loin du fracas de tous les objets bruyants qui veulent se faire acheter.
      Mais c’est dans ces périodes fragiles, où le tas des objets de la consommation est proche de s’effondrer, que la poésie a de nouveau son mot à dire pour indiquer le sens d’une conscience libérée de toutes ses contraintes anciennes.
      La poésie, c’est l’alternative de l’être quand il se dévoile soudain dans des formes les plus inopinées, qui sont autant d’insurrections et de renaissances…