Un tour de bateau
Sur le bateau qui fait le tour de Manhattan.
C’est le soir au soleil couchant,
au milieu d’une grappe compacte de touristes en short,
tous les pays, toutes les langues sont représentées,
– on pourrait reprendre l’énumération de Blaise Cendrars en 1912 dans son poème « les Pâques de New-York »,
« Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,
Des Russes, des Bulgares, des Persans, des Mongols. »
en y ajoutant seulement une forte proportion de chinois et de japonais,
mais ceux-ci ne sont pas « des bêtes de cirque » à qui
l’« on jette un morceau de viande noire, comme à des chiens »
comme le souligne le poète,
ceux-ci sont bien gras et replets, bien propres et bien peignés,
ils sont armés jusqu’au cou d’appareils photos, de téléobjectifs, de camescopes et de palettes graphiques,
avec lesquels ils mitraillent sans relâche, à bout portant, en s’esclaffant,
une sorte de mimétisme mécanique et collectif qui laisse songeur.
Jusqu’à quel point ce mitraillage en règle d’images par écran interposé,
n’est-il pas fait pour se protéger de la réalité, pour la virtualiser, l’annihiler,
afin de transformer la vie en un vaste diaporama inoffensif et trompeur,
à moins que ce soit la lointaine résurgence inconsciente d’un archaïque geste guerrier des envahisseurs d’antan ?
Les tours de Manhattan
Les tours que l’on appelle « grattes-ciels » ne sont belles que de loin,
quand elles reflètent dans la transparence de leur paroi de verre,
la lumière du soir.
Elles semblent cesser, le temps d’une courte pause,
de gratter le ciel, de manière arrogante, agressive ou hystérique,
avec leurs toits pointus, hérissés d’antennes.
Les tours le soir ont un moment de grâce,
elles s’abandonnent enfin à la caresse du ciel,
avant de plonger dans les insomnies de la nuit
zébrées de flashs et de cacophonies.
Mais attention, il ne faut pas trop s’approcher des tours :
sitôt débarqués sous leur ombre,
vous êtes coincés,
vous êtes écrasés,
annihilés, sidérés,
obligés de courir pressés après des leurres,
de vous engouffrer affolés dans les tunnels du subway,
d’engloutir par addiction les hamburgers frelatés,
vous êtes obligés de vous perdre,
afin de conjurer la monstruosité de ces tours,
dans le « hold up »permanent de la lumière et de l’espace offert du ciel.
La statue de la pseudo-liberté
Quant à la statue de la liberté,
icône de la modernité,
il s’agit bien sûr d’une pseudo-liberté,
même si au soleil couchant elle peut parfois encore en imposer :
Liberté de s’emparer des terres qui ne vous appartiennent pas
en massacrant le peuple indien, en toute impunité,
liberté de piller et de polluer la nature, d’exterminer ou de brutaliser les animaux sans défense,
liberté d’exploiter son prochain en l’enfermant dans l’enfer des manufactures,
liberté d’accumuler toujours plus l’argent dans l’envie et l’avidité insatiable,
liberté du Dieu Dollar contaminant le monde entier de ses scandaleuses spéculations,
liberté sans limite de la course folle à la consommation, à la compétition,
liberté factice et mensongère de la réussite sociale, promise à tous,
liberté de la folie virtuelle de toutes ces images sur tous les écrans,
liberté de l’opulence matérielle, de l’obésité des corps, de la pollution des déchets qui s’amoncellent,
liberté de prendre et d’entreprendre sans jamais rien restituer
liberté de se servir sans jamais servir,
liberté de l’artificiel, du simulacre, pour une vie factice et superficielle,
liberté se terminant par une confrontation apocalyptique
entre les traders survoltés de la Bourse de New-York
et des guerriers africains du Nigeria,
hurlant vengeance au milieu des torchères pétrolières,
formidable confrontation filmée dans une installation de Mark Boulos, au célèbre musée MOMA,
liberté qui a mal tourné
liberté devenue nouvel esclavage…
Un jour viendra où il faudra bien la déboulonner
cette statue bourrée de fausses promesses,
la mettre au grenier des vieux objets qui ont longtemps abusé l’humanité,
jusqu’à contaminer le monde entier de sa torche funeste.
Liberté oui, mais bien encadrée par la Conscience, l’Amour, la fraternité.
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