Le plus beau livre de Krishnamurti, c’est pour moi les « Carnets » ; ils viennent d’être réédités par les Editions du Rocher, alors il faut en profiter. Les Carnets sont une sorte de journal écrit au jour le jour, pendant une période de six mois, entre le mois de juin 1961 et le mois de janvier 1962. Krishnamurti voyage, il va de ville en ville, de par le monde, pour donner des conférences et il note dans un petit carnet ses impressions et ses réflexions du moment.
Le poète
Il y a d’abord le poète avec de merveilleuses descriptions des lieux où il se trouve, que ce soit des lieux en pleine nature ou des lieux de la grande ville, comme pendant son séjour à Paris, où il parle souvent de la Seine :
Le 21 septembre : « Le fleuve recevait la lumière du soir et sur le pont la lumière était déchaînée. Sur les trottoirs se pressait une foule de gens rentrant chez eux après une journée de travail dans les bureaux. Le fleuve étincelait ; de petites vagues se poursuivaient, on aurait presque pu les entendre sans le vacarme fou de la circulation. Plus loin en aval, la lumière sur l’eau changeait, devenant plus profonde ; bientôt il ferait sombre. De l’autre côté de l’énorme tour la lune apparaissait tellement insolite, artificielle, sans réalité, en contraste avec la haute structure… Dans la brume de la nuit, les faisceaux de lumière balayant le ciel étaient plus éclatants que la lune. Tout semblait si lointain, à l’exception de la tour… »
L’Autreté et le silence du cerveau
Dans une introspection quotidienne qui est le coeur de ce livre, Krishnamurti tente de décrire avec beaucoup de précision le processus d’éveil de la conscience qui est le sien. Deux choses reviennent sans cesse comme une sorte de leitmotiv. Il y a d’abord la présence de ce qu’il appelle « l’Autreté (l’Otherness) qui est cette Force, cette Energie incommensurable faisant par moment irruption pour fondre sur lui (et son entourage) et l’entraîner dans ce processus de transformation de la conscience et de tout son être ;
Le 20 : « Malgré la fatigue, éveil au milieu de la nuit : l’Otherness était dans la chambre. Il était là, intense, emplissant la chambre et s’étendant au delà, il était aussi dans les profondeurs du cerveau, si profond qu’il semblait traverser, dépasser la pensée, l’espace, le temps. Incroyablement fort, d’une telle énergie qu’il était impossible de rester couché et, sur la terrasse, dans le souffle frais du vent, puissante dans son élan, son intensité s’est maintenue pendant presque une heure. Cela a continué ensuite toute la matinée; ce n’est pas une illusion… la pensée ne l’a pas construit à partir d’incidents passés ; aucune imagination ne saurait concevoir une tel « Otherness ». Etrangement, c’est à chaque fois totalement nouveau, soudain, inattendu… Ceci est au delà de toute pensée, de tout désir, de toute imagination, c’est trop vaste pour qu’ils puissent le faire revenir, trop immense pour que le cerveau puisse l’évoquer à nouveau… »
Il y a ensuite, concomitant à cet Autreté, le ressenti étrange du cerveau complétement silencieux et immobile, dans la négation et la destruction de ce qui fait son activité habituelle. Voici un passage, où cela est bien décrit :
« Le cerveau demeura vide, empli de cet Otherness qui faisait voler en éclat tout objet de pensée, de sentiment ou d’observation ; vide dans lequel rien n’existait. Il était destruction totale… La pensée ne pourra jamais comprendre ou formuler la totalité de la vie. Ce n’est que dans le silence absolu du cerveau et de la pensée, quand ceux-ci ne sont pas endormis ou neutralisés par la discipline, la contrainte ou l’hypnose, qu’apparaît la conscience du tout. Si étonnamment sensible, le cerveau peut être silencieux, immobile dans sa sensibilité, très éveillé et attentif mais absolument immobile. »
Réflexions
Etrange expérience de Krishnamurti, très bien commentée par Dominique Schmidt dans un petit livre paru l’année dernière : « Le mystère autour de Krishnamurti », où il compare l’irruption de l’Autreté transformant de fond en comble Krishnamurti, à la descente du Supramental décrit par Sri Aurobindo.
L’Autreté, ou la descente de la conscience sur l’être humain provoquerait une mutation complète de son corps, de sa biologie et d’abord de son cerveau, réduit au silence et à l’immobilité, loin du bruitage de son fonctionnement ordinaire. Dans un autre langage, on pourrait dire que notre cerveau, tel qu’il fonctionne actuellement, est plus un handicap qu’autre chose à notre évolution ; aussi doit-il être réduit au silence ou neutralisé dans ses réactions habituelles (sensorielles, émotionnelles et mentales).
C’est aussi ce que nous dit à sa manière Martine Laval dans son livre au titre un peu provocateur : « N’écoutez pas votre cerveau », afin de laisser place à « la conscience comme compagne de vie ».
De plus en plus de penseurs et philosophes actuels parlent, devant les catastrophes qui menacent l’espèce humaine et la planète terre, d’une mutation nécessaire ou d’une métamorphose de l’être humain. Cela passe sûrement par une transformation du cerveau. Il y a plus de cinquante ans Krishnamurti et Aurobindo apparaissent comme des précurseurs éclairés de notre actualité intérieure, incarnée.
Sur mon site internet, j’ai déjà écrit une page en hommage à Krishnamurti, plus centrée sur le caractère intégratif de sa démarche spirituelle.
Tags : cerveau, Krishnamurti, meditation, neuroscience, pleine-conscience, spiritualité
« Dans un autre langage, on pourrait dire que notre cerveau, tel qu’il fonctionne actuellement, est plus un handicap qu’autre chose à notre évolution ; aussi doit-il être réduit au silence ou neutralisé dans ses réactions habituelles (sensorielles, émotionnelles et mentales) »
Réduire le cerveau au silence???? Ok, c’est une métaphore.
Ce que tu appelles la « neutralisation dans ses réactions habituelles (sensorielles, émotionnelles et mentales) », c’est justement un des rôles principaux du cortex préfrontal. En neurosciences, on parle d’inhibition des processus automatiques pas adaptés au complexité du réel actuel.
« Ecoutons » mieux notre préfrontal!
oui, Maarten, mais là, il s’agit peut être d’autre chose… Dommage qu’on n’ai pas pu mettre des électrodes à Krishnamurti ! De toute manière mon prochain article sera une suite de celui-ci, consacré à ce que je sais des neurosciences méditatives…
… »notre cerveau, tel qu’il fonctionne actuellement, est plus un handicap qu’autre chose à notre évolution »… la science moderne a fait de la raison logique l’alpha et l’omega de l’intelligence et a comme oublié la possibilité de l’intuition mystique. Ce que nous apprennent les philosophes de l’Inde (Shankara, Abhinavagupta, Nagarjuna…) c’est la limite de la raison et la nécessité, pour atteindre la vérité, de s’ouvrir à un mode intuitif de connaissance, à un éveil au-delà de la raison, non pas contre la raison mais au-delà d’elle. Platon en parle déjà…les neurosciences commencent à le valider (cf life and mind institute). L’homme est en mutation.
Merci alain pour ce blog
« Platon en parle déjà » : attention, le monde des idées pures de Platon est plus près de la raison triomphante que de l’intuition mystique, il me semble, mais ça peut se discuter…
« Ce que nous apprennent les philosophes de l’Inde » j’ai envie d’ajouter tous les mystiques de tous les pays à toutes les époques, dont les plus importants ont été ceux du 6e siècle av. J.C., (Bouddha, Lao-tseu, Confucius, Héraclite, Socrate, Mahavira, Patanjali, Zoroastre) période axiale de la spiritualité dans tous les continents – comme le dit Karl Jaspers.
Bien, » Otherness » et un magnifique concept. pourtant Krishnamurti n’a pas dû utilisé ce terme que pour être entendu. remettre en cause les concepts n’est ce pas la priorité de la méditation analytique ?
enfin, la conscience ne peut être « une autre »,
Ne sommes nous pas au sens oriental, « Un esprit Et nous avons un corps », une incarnation plutôt que l’inverse ?
maintenant Krishnamurti est essentiellement sur la voie
« Otherness » ne peut être « autre » ! mais bien : soi-même.
Sinon il y aurait retour à la dualité. Je suis sûr que la traduction vient là montrer ses limites.
cette « Autreté » pourrait désigner ce qu’on appelle aussi la « Conscience délocalisée », c’est à dire qui contient le tout et bien plus encore : le vide.
Dans un premier temps, l’irruption de cette Conscience Autre crée effectivement avec la conscience ordinaire limitée du moi, une dualité sous forme d’un choc déstabilisant, difficilement assimilable. Ce n’est que progressivement que le cerveau et le corps humain peuvent intégrer cette nouvelle dimension de la Conscience et vivre dans l’unité.