La moue des Moaïs

Le sourire du Bouddha apparait presque mièvre face à la moue des Moaïs, qui me semble beaucoup plus d’actualité,
– pour ceux qui n’auraient pas lu l’article précédent, les Moaïs, ce sont ces colosses de pierre géants, qui parsèment l’île de Pâques, auréolés de leur mystère.

Face au spectacle du monde actuel, qui semble doucement se désagréger dans ce qu’on appelle, comme une litanie, la crise, la crise dans tous les domaines de la vie sur terre,
la moue des Moaïs semble une posture plus judicieuse, plus pertinente et plus juste que ce sourire du bouddha pouvant apparaître, face à la gravité de la situation, presque décalé, dans une joie intérieure un peu indécente ou déconnectée.
La moue des Moaïs, elle, est grave et profonde, sans concession, dans l’empathie et en même temps la distanciation, avec un zeste de dédain, de mépris ou d’ironie pour ces pauvres êtres humains qui se fourvoient, à moins qu’il s’agisse d’une sorte de compréhension tendre, un geste de compassion du bout des lèvres, un baiser à peine esquissé.

Pierre Loti, cet écrivain voyageur du 19e siècle, dont la réputation d’exotisme suranné, ne m’a jamais vraiment attiré, a pourtant écrit de belles pages sur l’île de Pâques qu’il visita en 1872, dans une période la plus sombre pour ses habitants. En particulier il y a ce passage très beau, quand il arriva sur les flancs du fameux volcan Ranu Raraku, là où se tient la plus grande accumulation de Moaïs, dont il a saisi l’importance de la moue :

Nous commençons à distinguer, debout au versant de cette montagne, de grands personnages qui projettent sur l’herbe triste, des ombres démesurées. Ils sont plantés sans ordre et regardent de notre côté comme pour savoir qui arrive, bien que nous apercevions aussi quelques longs profils à nez pointus tournés vers ailleurs. C’est bien eux cette fois, eux auxquels nous venions faire visite ; notre attente n’est pas déçue, et involontairement nous parlons plus bas à leur approche.
bien qu’ils paraissent remonter à une époque plus reculée, ils sont l’oeuvre d’artistes moins enfantins ; on a su leur donner une expression, et ils font peur.
et puis, ils n’ont pas de corps, ils ne sont que des têtes colossales, sortant de terre au bout de longs cous et se dressant comme pour sonder ces lointains toujours immobiles et vides.
De quelle race humaine représentent-ils le type, avec leur nez à pointe relevée et leurs lèvres minces qui s’avancent en une moue de dédain ou de moquerie ?

Par ailleurs, la moue des Moaïs semble appartenir à cet archétype sacré du visage des dieux, qui savent et voient par prémonition les tragédies humaines à venir, – et quand on sait l’histoire de l’île de Pâques, on sait qu’elles seront particulièrement effrayantes.
C’est aussi cela qui fait toute la modernité de cette moue percutante, car le destin de cette petite île pourrait bien ressembler en microcosme au destin de notre planète entière dans la période présente – comme je le montrerai dans le prochain article.

 

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