Rilke, la poésie de l’hypersensibilité

Voici un interview que j’ai réalisé récemment pour le magazine « Santé Intégrative »,
d’abord parce que j’aime la poésie de Rilke, adorant le feuilleter de temps en temps pour me mettre en des états intérieurs entre rêverie et révélation spirituelle,
ensuite parce qu’en la personne de ce jeune acteur Jérémie Sonntag, il y a une belle intégration entre la poésie, le théâtre et l’hypersensibilité vue sous l’angle thérapeutique.

Vous venez de présenter un spectacle poétique consacré au grand poète Rilke, au théâtre du Lucernaire à Paris, pouvez d’abord nous parler de ce spectacle et de Rilke ?

Pendant deux mois (avril et mai 2013), j’ai présenté un solo poétique, consacré à Rilke, avec un montage de textes issus de toute son oeuvre, mélangé à de la video et de la musique.
C’est comme une errance, un voyage pour se laisser aller et découvrir Rilke et son oeuvre.
Celui-ci est né à Prague en 1875, au milieu de l’empire austro-hongrois.
Il a commencé son oeuvre en allant à Paris, où il devint le secrétaire de Rodin,
il a alors cotoyé le monde artistique de l’époque, mais il a décidé de s’en extraire, car il l’appréhendait beaucoup trop,
et il est parti voyager seul dans toute l’Europe, afin d’en être le spectateur et écrire à son sujet.
Il a décidé de ne rien avoir matériellement, pour voyager de mécène en mécène en se consacrant uniquement à l’écriture.
A la fin de sa vie, un mécène lui a offert une petite maison en Suisse, où il est mort à 51 ans de leucémie.
Rilke est d’abord un poète de l’hypersensibilité et de l’empathie.
Il écrivait souvent très vite, d’une seule traite, quelquefois en une seule nuit, comme « La chanson d’amour et de mort du cornette Christophe Rilke » ;
ensuite il a évolué en essayant de construire un peu plus ses oeuvres.
A la fin de sa vie, il a écrit en français, en particulier les poèmes autour de la rose qu’on a seulement retenus en France, au point de croire qu’il était mort d’une piqûre de rose,
mais cela est faux et n’est pas du tout représentatif de son oeuvre.
En fait Rilke est très éclectique, il a beaucoup mélangé les styles d’écriture.

Pourquoi avez-vous été attiré par Rilke, au point de le mettre en scène ?
Depuis longtemps je caresse l’idée de me retrouver seul sur scène à dire de la poésie, afin de faire une expérience de communion avec les spectateurs.
Je pense, en effet, que nous avons besoin de plus en plus de poésie dans ce monde actuel qui s’accélère et qui est dans des modes d’être très réactifs et très violents,
en ayant perdu la liberté de prendre du temps et de se laisser aller en connexion à soi-même.
Prendre un livre de poésie, c’est prendre ce temps de se laisser-aller, pour se remplir de mots et d’images.
Je vois les gens, chaque soir : au début il leur est difficile de mettre de côté leur aspect rationnel, explicatif, afin de juste s’abandonner, se poser là et laisser faire, sans rien rechercher, sans essayer de vouloir comprendre, pour se laisser rêver, se laisser aller à une divagation de mots et d’images.
On se permet habituellement, juste le lâcher-prise du divertissement par le rire.
J’ai eu envie d’aller à contre-pied de cela, pour se remplir de sensations, de beauté et de simplicité.
Du coup, Rilke était clairement le poète avec lequel il fallait faire cela, parce que c’est un poète de la sensation et du sensible.
Je voulais qu’on arrête de réfléchir, « de se prendre la tête », afin de se laisser aller à soi et à la sensation.
La poésie de Rilke, dès qu’on veut la saisir intellectuellement, la comprendre, elle vous échappe,
il faut donc se laisser aller dans un état de très grande ouverture, de très grande disponibilité.
On peut alors la comprendre, mais dans le sens de prendre à soi dans la sensation, en un endroit intérieur très profond et très intime.

Comment cela marche avec le public ?
Cela marche très bien.
Je sens la salle qui cherche à comprendre au début, parce que dans la journée, au boulot, on n’arrête pas de chercher à comprendre,
mais tout d’un coup ça lâche et je vois ces moments où ça lâche, ces moments où l’on s’abandonne, où on se laisse bercer par la beauté.
Je ressens cela tous les soirs, à des moments différents, et tout mon travail est d’essayer d’amener le public à ce lâcher, et ça marche.

Est-ce qu’il y a une autre raison plus personnelle de travailler sur Rilke ?
Oui, en choisissant les textes de manière intuitive, je me suis aperçu qu’ils amenaient tous dans une même direction :
c’était le rapport à la sensibilité, l’hypersensibilité et l’empathie.
Au début, j’ai été surtout attiré par « Les Cahiers de Malte Laurids Brigge »  parlant d’un jeune homme venant d’un pays étranger, qui se prend la grande ville en pleine figure,
– c’est au début du 20e siécle, mais cela ressemble à l’immersion dans les grandes mégapoles actuelles avec leur foule, leur misère et leur violence.
Ce jeune homme n’a pas de barrière entre lui et le monde environnant et les sensations de ce monde pénètrent en lui jusqu’à le terrifier.
Souffrant moi-même de spasmophilie et d’hypersensibilité, j’ai toujours été très sensible à cette écriture,
et j’ai appris en lisant la Correspondance de Rilke, que toute sa vie, il a eu des malaises, sans comprendre pourquoi.
Les médecins de l’époque lui ont prescit des électrochocs ou des séances de psychanalyse.
Il n’a pas voulu ni de l’un, ni de l’autre : l’écriture sans doute était sa thérapie.
A la fin de sa vie, un médecin lui a juste dit : « vous avez une maladie du grand nerf sympathique« .
J’ai pu moi-même vérifier cela avec mon médecin traitant en éprouvant tous les troubles de la spasmophilie. Ce médecin est même allé dans sa bibliothèque, chercher un petit livre, qui était des poèmes de Rilke qu’il aimait lire entre deux patients.
Donc par rapport à ce que j’ai vécu, j’ai senti que j’avais besoin de dire quelque chose à cet endroit là,
parce que Rilke décrit très bien la perte de soi au monde et le monde qui se perd en soi, et comment sortir de cet état là.
J’étais un très bon vecteur pour cette parole-là.

« Comment sortir de cet état là » est-ce que Rilke fournit des clés ?
Oui, et c’est le fil du spectacle :
dans une 1ère partie, Rilke est confronté au monde et à ses sensation désagréables,
ensuite vient un moment où il en analyse pour ainsi dire les causes, avec des souvenirs des images d’enfance, – c’est presque une psychanalyse personnelle.
Enfin, cela l’amène à se dire « quelle chance j’ai d’être comme je suis ! »,
afin de juste tout accepter, en le transcendant et le dépassant, pour en faire quelque chose.
Le leitmotiv de Rilke c’est de faire quelque chose avec l’angoisse.
Toutes ces douleurs, c’est le ferment, c’est le terreau qui fait notre différence et qu’il est bon de cultiver en commençant par l’accepter pour en faire quelque chose, comme Rilke l’a fait avec l’écriture en trouvant un nouveau rapport au monde.
Donc, je peux dire que Rilke m’a fait vraiment du bien.
Par exemple lors de transport en commun, où la crise de « spasmo » n’était pas loin, il m’est arrivé de m’apaiser en lisant du Rilke, car son écriture est foncièrement positive, lumineuse et va vers le beau.
Le fait aussi de dire ces mots sur scène peut m’apaiser de toutes mes sensations troublantes ou violentes.
Ainsi, j’aime beaucoup ce texte tiré de « la dixième élégie de Duino » :

« Nous gâchons nos douleurs.
Désespérément, nous cherchons à l’horizon du temps
Leur éventuelle fin, alors qu’elles sont notre verdure en plein hiver,
Notre noire pervenche,
L’une des saisons de notre année mentale :
Et pas seulement saison ;
Elles sont lieu, résidence, base, sol, demeure.

Il y a un texte aussi à la fin du spectacle, qui représente un apaisement ; il est issu d’une pièce de théâtre « Ame d’hiver » se terminant par le monologue d’une femme aveugle qui raconte comment, depuis qu’elle ne voit plus, elle voit d’une autre manière :

« Puis vers mes yeux le chemin s’est fermé
Je ne le connais plus,
Tout en moi maintenant, allant et venant,
Tout est sûr, tout est sans soucis ; les sentiments
Vont ça et là comme des convalescents prenant plaisir
A circuler dans l’obscure maison de mon corps.
Quelques uns font leur choix
Parmi les souvenirs,
Et les plus jeunes
Regardent tous dehors (…)
Je n’ai plus maintenant à me passer de rien :
Les couleurs sont toutes transcrites
En bruit et senteur.
Et retentissant d’une beauté infinie
en sonorités…
A quoi me servirait un livre ?
Le vent feuillette à l’intérieur des arbres
Et je sais ce que peuvent y être les mots
Et je les répète souvent à voix basse.
– Et la mort, qui cueille les regards comme des fleurs,
ne trouve pas mes yeux… »

La dernière phrase pour les hypersensibles est importante, car elle évoque le rapport à la mort imminente, très violente dans les crises et malaises,
elle me fait du bien, elle ouvre vers quelque chose de lumineux.

De quelle manière vous sentez-vous aussi différent de Rilke ?
Il y a une grande différence : Rilke, parce que son rapport au monde était trop compliqué, a choisi de s’enfuir, de vivre seul, d’écrire en étant spectateur avec comme seule relation aux gens, le rapport épistolaire.
Il y a une sorte de perte du contact avec le monde et les autres en une solution extrême, où je ne me reconnais pas.
Au contraire par le théâtre je provoque le contact, et le contact avec le public est très fort.
Je sens énormément les gens – c’est d’ailleurs ce qui différencie le théâtre du cinéma – c’est un vrai moment de partage, d’échange et de communion.
Tous les comédiens se ressemblent pour cela, mais moi, étant hypersensible, c’est peut-être plus fort, et avec un texte comme celui-ci, encore plus fort.

Maintenant que le spectacle touche à sa fin, pouvez-vous en tirer un bilan ?
Ce spectacle rencontre un très fort écho, d’abord par rapport à la poésie – les gens en ont besoin -,
ensuite par rapport à Rilke et la sensation.
Cela fait du bien de savoir que les gens ont besoin de se poser, de se laisser aller à rêver, à divaguer, afin d’aller à la contemplation.
C’était un véritable pari que de proposer un spectacle de poésie, à 18h 30, sur Rilke qui n’est pas très connu en France, hormis ses « Lettres à un jeune poète ».
Le public est venu surtout par le bouche à oreille. Les gens étaient nombreux et beaucoup n’arrivaient pas à quitter la salle après la représentation, se sentant vraiment bien.
Certains m’écrivent des lettres pour me remercier ; l’autre jour à la fin d’une représentation je suis resté avec un groupe de jeunes de 18 à 20 ans, je ne pensais pas qu’ils pouvaient être intéressés par Rilke ;
en fait cela fut pour eux une vraie révélation, quelque chose s’est passé, peut-être parce qu’il y a une partie dans le spectacle que l’on peut mettre en parallèle avec la sortie de l’adolescence et la confrontation au monde,
peut-être parce que nous avons voulu dans la mise en scène que le spectateur soit baigné dans une atmosphère visuelle et sonore en plus des textes, ce qui permet à certains, – puisque nous sommes dans une société de l’image -, une autre porte d’accès aux mots.
J’ai donc découvert le bonheur que la poésie puisse être partagée et que cela puisse être très important pour les gens hypersensibles.
Il y a beaucoup de gens hypersensibles, faisant par exemple des crises de spasmophilie, qui sont venus me voir pour me remercier, car le cheminement du spectacle leur a permis d’explorer leur propre angoisse, en leur montrant qu’ils pouvaient aller au delà.
C’est aussi une très belle porte d’entrée pour ma compagnie, que je viens de fonder avec Florian Goetz.
Elle va continuer à porter ce spectacle avec une tournée en province et une présentation en 2014 à Avignon.
C’est aussi le point de départ de nouveaux spectacles tournés vers la poésie et la littérature, afin d’amener des textes d’auteurs, que l’on connait sans connaître, dans une mise en scène contemporaine, pouvant permettre de changer l’image de la poésie « vieillie et poussiéreuse », surtout auprès des jeunes.
Tout le but de ces spectacles sera de faire sortir le public de ses préjugés, de ses images préconçues.
Des gens sont venus me dire : « je n’aime pas la poésie, mais là : merci ! Demain je vais aller acheter des livres et lire de la poésie« .
Cela c’est le plus beau compliment, pour moi, c’est réussi, et les prochains projets iront dans ce sens : comment donner une étincelle de vie à certaines oeuvres un peu délaissées.

Est-ce que vous pouvez aussi nous parler de votre compagnie dans la variété de ses activités ?
La compagnie donne aussi beaucoup de formation et de pédagogie dans les écoles, – c’est surtout le travail de Florian Goetz – avec un pôle de recherche pour les enfants dyslexiques, pour les enseignants afin de leur apprendre à être sur scène, savoir placer leur voix, gérer une salle, prendre conscience du groupe et pour les enfants savoir écouter et être ensemble. La compagnie s’occupe aussi du 3e âge, notamment dans son rapport à la mémoire.
Personnellement, en tant que comédien, je travaille aussi avec d’autres compagnies dans les prisons, ou pour faire du théâtre « forum et citoyen ».
Un spectacle dans une prison, ça fait du bien, ça fait revenir à l’essentiel, ça fait sortir le théâtre de là où il est habituellement.
J’ai mis en scène un spectacle pour enfants, je joue de la musique, je suis aussi chanteur…
En ce moment, je pars pour un spectacle de rue sur les faits divers, les tueurs en série, pour présenter notre rapport à la peur, afin d’interroger notre regard de voyeur ou d’identification à la victime.
J’aime varier les univers pour les rassembler ensuite, pour ne pas les mettre dans des cases, pour transformer la vision traditionnelle du théâtre.

Contact :
Les arpenteurs de l’invisible
contact.arpenteurs@gmail.com
www.lesarpenteursdelinvisible.com

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13 réponses à “Rilke, la poésie de l’hypersensibilité”

  1. myreillle bédard dit :

    Une entrevue très intéressante et riche de sens. Un artiste qui semble fort riche en intériorité et d’une réelle sensibilité, hypersensible… Je connais peu l’oeuvre de Rilke, mais ça donne un éclairage vraiment nouveau sur l’homme. Et je suis totalement en accord avec cette idée de besoin de poésie et de beauté, un d’arrêt dans la course folle de notre monde. J’ai d’ailleurs expérimenté ce même genre d’expérience que M. Sonntag avec mon dernier concert de chansons, lors duquel je commençais en disant un extrait d’un roman très poétique « Murmures d’eau » d’une amie, la Québécoise Marie-Claude Gagnon, sur une musique de Haendel au piano. Et chaque fois, je ressentais ce moment de grâce, de pause et de paix en moi et dans le public.

    Merci pour ce partage, inspirant!

    • oui Myreille, en ce sens la poésie est révolutionnaire, elle met, à sa manière, le système dominant de ce monde, en péril, en proposant le lâcher-prise et le rêve à la place du contrôle, du stress et de l’aliénation.
      C’est aussi pour cela que la poésie est la mal aimée de la littérature, mais les temps changent et cela va changer aussi : la poésie est l’annonciatrice d’un autre monde possible qui commence, comme dirait Krishnamurti, par une révolution intérieure ; la poésie va devenir de plus en plus nécessaire à ceux qui perçoivent les grands changements intérieurs qu’il nous est demandé de faire.

  2. Anne-Marie dit :

    Je suis fille de l’homme et la terre m’appartient.
    Tu es, toi aussi, fils de l’homme et toi aussi tu possèdes la terre.
    Pour le moment je suis nappe d’eau souterraine et je t’abreuve.
    Puis je serai un arbre, et tu viendras, toi, oiseau, faire ton nid et je protègerai les tiens.
    Puis je serai montagne, et tu seras source : à ton tour tu désaltèreras.
    Je serai nuage, tu seras pluie et tu béniras la terre.
    Je serai arc-en-ciel et tu seras lumière.

    • Les images de ce poème sont belles, Anne-Marie,
      mais je ne comprends pas bien « Je suis fille de l’homme et la terre m’appartient. »,
      pour moi, la terre n’appartient à personne ; c’est une merveilleuse création, dont l’homme ou la fille et le fils de l’homme doit prendre le plus grand soin et en faire un usage sage et parcimonieux, ce qui est loin d’être le cas malheureusement, par désir de possession justement.

    • Catherine B dit :

      Tout y est Anne-Marie, c’est tout simplement MAGNIFIQUE!

  3. Anne-Marie dit :

    Dans le monde actuel, la « propriété » est corrélative avec la responsabilité. Sous prétexte que personne n’est « propriétaire » de la terre, on la laisse être saccagée. Ou encore on croit que ce sont les « structures » (Etat, associations, organisations internationales, etc.) qui sont en mesure de s’opposer au saccage. Personnellement je ne le crois pas.

  4. « Dans le monde actuel, la “propriété” est corrélative avec la responsabilité. » , en théorie peut-être, mais en pratique ce n’est pas le cas : le régime de la propriété privée a malheureusement entrainé ce saccage dont vous parlez. A quelques exceptions près, le régime de la propriété exacerbe les pulsions prédatrices et egotiques de l’homme – cette propriété qu’elle soit individuelle ou collective.
    En fait, il s’agit en amont de changer la conscience du propriétaire de la terre quel qu’il soit. La terre n’est pas à lui et ne sert pas ses intérêts privés, mais elle appartient à tout le monde et il doit en prendre le plus grand soin pour que tout le monde en soit nourri.
    En d’autres termes, il s’agit de faire naître une conscience globale, écologique et protectrice de la terre et des hommes, tout le contraire de ce qui se passe actuellement, quoique…, face à l’étendue des dégâts, une nouvelle conscience semble frémir… Il est grand temps !

  5. DEGOUL François dit :

    Même si personnellement, mon esprit créatif s’oriente assez peu vers la poésie, j’ai beaucoup aimé cette interview, qui répond aux questions existentielles qui se sont posées brutalement à mes vingt ans, que j’ai apprivoisées par une cure psychanalytique, et auxquelles depuis répondent à tâtons… la Vie? Moi?
    Quel flux mystérieux, ce moi non moi!
    Ces expressions “Comment sortir de cet état là,”, comment “faire quelque chose avec l’angoisse?”, “hypersensibilité », voilà de la lumière pour éclairer cette expérience du mal-être viscéral si difficile à mettre en mots!
    Dans mes études, j’avais juste récolté des mots comme “mal du siècle”, “névrose”, “neurasthénie”, “dépression nerveuse”, et puis “spleen”, le plus juste sans doute.
    Depuis j’ai lu dans la Bible le cri de Jérémie “mon ventre! mon ventre!”, comme si la vision anticipée des malheurs de Jérusalem faisait de lui une femme en couches.
    J’ai lu le Coran, qui, parlant des dons de Dieu aux hommes, mentionne “l’ouïe, la vue et les viscères”.
    “Viscères”, ça rejoint un autre mot que j’ai découvert à vingt ans, le mot “cénesthésie”, ces sensations qui renseignent sur le fonctionnement de notre corps, avec leurs deux pôles, d’agrément et de désagrément.
    Encore, le côté positif, la langue a un mot cru pour le désigner, “orgasme”, mais je n’aime pas ce mot, avec ses connotations médicales qui taisent l’émerveillement, la jubilation, l’enthousiasme.
    “Viscères”. On parle aussi d’intestin, douloureux ou “encombré”, d’un pénible et ennuyeux encombrement qui vous bouche toute perspective intérieure, tout ciel bleu, tout désir, tout projet, vous réduit momentanément à l’état de passif “patient” sans autre lumière qu’au-delà des mots une dénudée espérance.
    Le “ventre”, c’est le tube digestif érprouvé par ce qu’on “digère” mal, mais c’est aussi étymologiquement le “ven-ter”, le lieu d’où l’on sait “ven-ir”, le second cerveau qui vous embrouille la raison pour vous préparer à une Vie inconnue que vous recevez.
    Ce récurrent mal-être d’encombrement digestif qui m’est aussi familier qu’à Baudelaire sa “douleur”…
    “Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille »,
    aussi familier qu’à Rilke et à Jérémie Sonntag “hypersensibilité” ou “angoisse”, mon psy me le renommait sans cesse “angoisse”, me détournant d’une recherche sur les causes alimentaires, auxquelles sur mes vieux ans, mes proches me ramènent. L’homme est esprit et chair… et âme pour créer à partir de là.
    Car se sentir mal dans ses viscères, ce n’est pas normal, c’est révoltant! Je suis fait pour être heureux!
    Mais c’est un long chemin que je ne maîtrise qu’en partie!
    Au moins, ce que j’en maîtrise, dès que l’humeur des viscères encombrées s’en va, dès que revient le soleil caressé par le frais vent du matin, ô alors quelle joie d’en profiter! quelle allégresse!
    Et quel zèle à ne pas perdre ces fugitifs instants où les projets prodigués en moi par la Vie pour créer, enfanter, rayonner autour de moi un monde meilleur vont par mon travail quotidien tisser cette toile d’un demain plus beau qu’aujourd’hui!
    Le temps presse.
    En route!
    Cultivons notre jardin!
    Et dans cent ans peut-être:
    “Mes arrières-neveux me devront cet ombrage” disait le bon La Fontaine.

  6. Catherine B dit :

    Viscères quand elles se font sentir c’est que souvent la « vie-serre » (viscère=vie serre) en elles, non? Géniales, ces gentilles viscères nous parlent, que ceux qui ont des or-eilles en-tendent, mes nos or-eilles nous les transformons en métaux souvent, une alchimie inversée, non? En tout cas, pour moi, c’est souvent le cas.

    • oui, François, l’hypersensibilité a une dimension corporelle, physique, très importante (intestins, alimentation, allergies diverses en particulier au gluten, système nerveux sympathique / parasympathique déséquilibré, etc, etc) et vous avez raison de le souligner, ne serait-ce que pour tempérer les interprétations abusives de la psychanalyse et son lourd système mental d’explications, dont vous avez souffert.
      Mais ce serait réducteur, de la même manière, que de définir seulement l’hypersensibilité par ses ingrédients physiques. L’hypersensibilité, telle que je la conçois, la vit intérieurement moi-même et la pratique dans mon métier, est multidimensionnelle et c’est tout l’art de la thérapie intégrative que de la réconcilier avec toutes ses dimensions.
      La dimension émotionnelle me semble prépondérante, mais la plupart du temps, il faut aller chercher des émotions très anciennes, très archaïques, que la psychanalyse en général ne va pas voir ; je veux parler des émotions périnatales ou préverbales. Pour les faire remonter à la conscience, c’est tout un art de la régression où les techniques ne sont pas analytiques, mais plutôt proches de l’hypnose et des états modifiés de conscience (EMDR, TIPI, rebirth, respiration holotropique, etc).
      Dans la dimension mentale, je crois qu’il y a chez l’hypersensible, un déficit de la raison, de l’intellect, de la pensée en particulier de la pensée scientifico-technique, au point qu’il puisse se sentir déficient et inadapté par rapport aux normes éducatives du système scolaire. L’idée, c’est alors, comme le fait d’ailleurs très bien Jérémy Sonntag, de lui redonner confiance en montrant les vertus d’une vision sensible et imaginative du monde basée sur les trésors du moment présent.
      L’angoisse peut aussi venir d’un sentiment d’inadaptation à la dimension collective de la vie actuelle. Là, encore, il s’agit d’accompagner la personne pour qu’elle puisse faire quelque chose de son angoisse et l’aider, comme Rilke le montre superbement, à devenir une source d’expression le plus souvent poétique et artistique, dans un monde qui en a tellement besoin.
      Il y a enfin la dimension spirituelle. L’hypersensibilité est aussi la plupart du temps une sensibilité pour ainsi dire au delà du monde sensible réduit aux cinq sens, une sensibilité du Tout , du ,Soi, de l’Un, de Dieu, de l’Amour, etc, – peu importe comment on l’appelle, et l’angoisse est alors ravivé par l’insensibilité dominante du monde plat et froid de la raison triomphante.
      Je dis souvent, grâce à la richesse de ses multiples dimensions, que l’hypersensible est le ferment du nouveau monde à venir.

  7. Catherine B dit :

    De mémoire, cet aphorisme de Rilke que j’aime par dessus tout:  » Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux » c’est beau n’est-ce-pas, hein!

    • oui, Catherine, il y a même un chapitre dans le processus initiatique de la rencontre avec le Dragon, qui s’appelle le « baiser au dragon », personnellement je préfère cela à l’épée guerrière brandie par les preux chevaliers… D’ailleurs très peu atteignent le Graal.

      • Catherine B dit :

        Derrière chaque épreuve, il y a CE que je vais en faire de cette épreuve, comment je vais l’accueillir et comment sa chimie va oeuvrer en moi…Dans leur génome, est inscrit la possibilité de grandir ou de rapetisser, tout dépend du faire à faire que je vais faire ! »“Nous gâchons nos douleurs.
        Désespérément, nous cherchons à l’horizon du temps
        Leur éventuelle fin, alors qu’elles sont notre verdure en plein hiver… »