Roberto Juarroz : « Poésie et Réalité »

Je viens de tomber – ou plutôt de monter – sur un superbe petit livre d’un poète argentin Roberto Juarroz, qui m’est relativement inconnu, mais dont l’existence de ce livre le hisse pour moi parmi les plus grands.
C’est une réflexion profonde sur la poésie, dont je veux vous faire partager certaines pépites d’or, prises telles quelles dans la lumière de leur éclat.

La poésie est une tentative risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de l’impossible, qui parfois semble aussi l’espace de l’indicible.

J’ai toujours pensé la poésie comme la plus éminente manifestation de cette histoire occulte des hommes et de la correspondance ineffable avec la réalité qui s’y révèle, au delà du gonflement du simple temps linéaire, au delà des formules et des systèmes qui codifient la connaissance, la prière, le regard, le geste, le lieu, l’amour, le bois et même le feu.

Le poème n’arrête pas le temps : il le contredit et le transfigure.

Il ne me parait inopportun de rappeler ici Heidegger : « La poésie est la fondation de l’être par la parole » (Hôlderlin ou l’essence de la poésie), à quoi il ajoute encore, dans une de ses études sur Rilke : « Telle est la fonction du poète, surtout en temps de pénurie. » (chemins qui ne mènent nulle part ».

La poésie est une mystique du réel. Le poète cherche dans les mots, non pas un mode d’expression, mais une manière de participer à la réalité.

La poésie prétend accomplir la tâche suivante : que ce monde ne soit pas seulement habitable pour les imbéciles.

A notre époque, une des plus hautes perspectives de l’esprit est la recomposition ou le recouvrement de l’unité de l’homme à travers la poésie.

Le destin du poète moderne est de réunir la pensée, le sentiment, l’imagination, l’amour, la création.

La poésie est le plus grand réalisme possible, dans sa tentative d’unir l’homme divisé et fracturé, en fondant les éléments divisés dans un tout.

Bien sûr, il y aura toujours une poésie de l’homme divisé (sentimentale, sociale, pamphlétaire ou idéologique), produit de l’épanchement et de la proclamation… Mais, de la même façon, il existera toujours une poésie de l’homme indivis, la seule qui importe à mon sens.

Pourtant – et paradoxalement -, la poésie de l’homme indivis continuera d’être en rupture, contre-courant, marginalité, car elle ne peut, dans son essentielle audace, cesser de saper et de ruiner les préceptes et les normes stéréotypées du langage et de la communication massive de l’homme divisé. Unamuno écrivait encore : Le monde spirituel de la poésie est celui de la pure hétérodoxie ou, plutôt, de la pure hérésie… »

Le poète est un mystique irrégulier, un étrange mystique qui parle tout en sachant que le silence est à la base de tout – ou qu’il est la base de tout y compris de la parole.

Le poète cultive les fissures. Il faut fracturer la réalité apparente ou attendre qu’elle se crevasse, pour capter ce qui est au- delà du simulacre.

… cette idée d’Emerson rappelée par Borges lors d’une de ses dernières entrevues, peu avant sa mort : « Le langage est de la poésie fossile ». Autrement dit : la poésie est la vie non fossilisée ou défossilisée du langage.

Il n’est pas de poésie sans silence ni solitude. Mais la poésie est sans doute la façon la plus pure d’aller au delà du silence et de la solitude.

Je pense que Novalis ne parlait pas en l’air quand il écrivait que « la poésie est la religion originaire de l’humanité »

Comme l’aile, la parole poétique est la condition pour supporter l’abîme ; sinon il ne resterait que le vertige et la chute.

La poésie est la tentative de dire l’indicible, l’usage le plus extrême et le plus risqué du langage.

Art de l’impossible, la poésie est donc une recherche constante de l’autre côté des choses, du caché, de l’envers, du non-apparent, de ce qui semblait ne pas être.

La poésie est beaucoup plus qu’un genre littéraire ou qu’une formule ludique : c’est la parole de l’homme convertie en création et menée à son extrémité, là où le mot de Nietzsche acquiert une force à donner le frisson : « Dis ta parole et brise toi. » Oui, je crois que la poésie, finalement, consiste en cela : créer et se briser. Est-il une autre manière de résoudre l’énigme d’être ou de ne pas être ?

Même si je sais que cela va faire beaucoup à lire, j’ai envie d’accompagner ces mots par mes « propos sur la poésie » que l’on trouve sur mon site dédié à la création artistique.

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7 réponses à “Roberto Juarroz : « Poésie et Réalité »”

  1. Michaël dit :

    Heureuse coïncidence ! Aujourd’hui, j’ai sorti de son rayonnage un livre de Juarroz qui m’avait profondément marqué : Douzième poésie verticale (éditions La Différence, collection Orphée).
    Etrange poésie de la pensée, mystique de l’intellect, teintée de douce mélancolie, sans effets recherchés, si ce n’est le vertige abyssal du paradoxe qui s’ouvre si souvent dans ses textes.

    Bien que rien encore ne s’en aille,
    tout nous abandonne.

    L’amour même s’endort,
    la parole s’endort,
    dieu s’endort.

    Et ainsi nous allons, restant
    plus seuls que seuls.

    Mais la solitude même
    elle aussi s’endort.

    (62 – Treizième poésie verticale, chez José Corti, 1993)

    • Merci Michaël pour ce beau et étrange poème sur la solitude. Dans la foulée de « Poésie et réalité », je me suis penché sur ce qui existe actuellement sur le marché de cet immense poète et j’ai trouvé comme par hasard au rayon d’un libraire près de chez moi : la « Dixième poésie verticale » qui vient de paraître aux Editions Corti. Si j’ai bien compris tous ses recueils de poésie s’appelle « Poésie verticale » et il y en a quinze comme cela.
      Aussi sur la nécessaire solitude verticale, j’ai trouvé cela :

      « Un lieu ne se livre
      qu’à celui qui s’y est senti seul.
      Une ville, une forêt ou le néant.

      Peut-être en va-t-il de même
      de toutes les choses
      et est-il nécessaire de s’être senti seul en quelque chose
      pour pouvoir le contenir.

      La solitude dans ce qu’on aime
      est la seule condition indispensable,
      la seule prémisse valable pour l’amour ».

      • marko dit :

        Bonjour Alain,
        J’espère aussi avoir la chance de tomber très bientôt sur les oeuvres de Roberto Juarroz :) Pour le moment, je suis plongé dans la lecture de Pessoa, ce qui a de quoi largement combler ma patiente impatience… :) Sur ce thème de la solitude, le poème merveilleux de Roberto Juarroz sur la solitude vertical me pousse à partager ce poème…

        Frère Céleste

        Le soleil te parle,
        A toi qui écrit ces lignes,
        A toi qui les lit aussi.
        C’est seul à seul dans la lumière,
        Que l’on prends ses plus grandes décisions,
        Seul à seul que l’on hurle ses choix,
        Sa foi, à l’unisson de la raison.
        C’est seul à seul dans la lumière,
        Que l’on affronte ses démons.
        Seul à seul que l’on chasse la présence
        Qui empoisonne l’espèce.
        Chacun a son combat à mener
        Et les plus humbles ne cessent d’en témoigner.
        Se regarder en face, au loin des masques qui s’effacent.
        C’est seul à seul que l’on se libère de l’oppression
        D’un monde où les puissants succombent
        A l’esclavage de leurs passions.
        Mais les ombres funestes sont impuissantes
        Face aux chansons solitaires,
        Elles qui scandent avec entrain et insistance
        Les mots célestes de la matière.

        Le soleil te parle
        A toi et tous tes atomes,
        Il te parle comme à un Homme.
        Lorsque tu te perds,
        Il te parle toujours,
        Mais à celui qu’alors tu méconnais.
        Il te parle d’amour
        Pour attirer ton attention ;
        Il te parle à rebours
        Pour appeler ton ascension.
        Le soleil t’aime mon frère céleste,
        Et la délicatesse de ses caresses
        S’infuse en tes veines comme un éther
        Promettant la sagesse à l’espèce.

        ML (2012)

        • Merci Marko, bien sûr ce dialogue Roberto Juarroz / Fernando Pessoa est pain béni – Pessoa, ce passager céleste, qui rêvait ses personnalités bien plus vraies que tous nos simulacres virtuels.
          Et si ce blog devenait une mine de pépites de poèmes verticaux, pour nous redonner le goût du logos, ce langage originel qui nous propulse vers la lumière.

  2. François Degoul dit :

    Prof de français en retraite, je suis hélas un peu saturé de poésie. Et puis je m’interroge sur les difficultés de la communication poétique, écartelée entre l’éloquence un peu prosaïque d’un Hugo ou d’un Aragon et le mystère hermétique d’un Mallarmé.
    Pourtant parfois je retrouve mes élans d’adolescent à redire tel où tel vers:

    « Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
    Lève l’ancre vers une exotique nature! »

    J’ai lu vos « propos sur la poésie ».

    Et là, en vous lisant, le coup classique. Ca me renvoie aux problématiques de cette Révélation d’Arès que je relis quotidiennement et que je cherche à approfondir. D’abord, oui, ne confondons pas poésie et versification. Le Coran et Claudel sont bien poésie, et même je crois les Misérables de Victor Hugo. Affaire de Souffle, d’élan mystique dans l’écriture.

    La partie centrale de vos « propos sur la poésie » m’a bouleversé par sa cohérence avec la seconde partie de la Révélation d’Arès, intitulée Le Livre et parue en 1977. Vous semblez par maint clin d’oeil annoncer cette oeuvre dont vous n’avez jamais entendu parler.

    En voici quelques « lignes », telles que le témoin, Michel Potay, les a entendues sortir du « bâton de lumière »:

    « Sors tu ne bois plus l’air,
    ton pied ne bute pas le mont haut,
    le feu est bleu,
    ta main a vingt doigts la queue du soleil.
    ton oeil moud la lumière, elle brûle la pierre; tu vois la bulle dans le morio.
    Le fer bout dans ta main; ta main frise la fleur; ta main connaît le bord, le fond.
    Tu montes les mondes sans heure tournent les poissons dans Mon Eau.
    Mon Pouls sort les mondes; tu cours devant l’arc; les mondes ne touchent pas ta barbe.
    Les poissons sucent le jonc dans l’Eau Forte coule.
    Mon bras tend. J’ouvre Ma Veine sur toi, tu bois l’Eau, la Force. »

    C’est si mystérieusement dense, que dans son édition, le témoin a ajouté entre parenthèse les liens grammaticaux utiles, mais je vous livre tel quel. Ca me paraît plus beau. A force de me réciter ça, je finis par m’impégner un peu de cette communion avec l’univers.

    • Je suis comme vous, je n’aime pas beaucoup la poésie scolaire à vous dégoûter à tout jamais de la poésie ; et les rayons « poésie » des librairies me font souvent pester sur l’inanité de tout ce qui s’écrit dans ce genre qui s’autolimite sans cesse.
      J’aime bien cette poésie de ce Dieu immanent dont l’Eau coule avec force pour nous nourrir, bien que celle-ci soit de nos jours très profanée, voire complétement polluée.

  3. Alex dit :

    Bonjour Alain,
    J’adore la poesie Roberto Juarroz, pour moi il est tres ZEN :) a bientôt.
    Alex